Les intouchables, l'autre visage de l'Inde
Texte écrit par Gaëlle Fonlupt, de l' association pour les droits des Dalits.
Une association pour les droits des Dalits a tenu à avertir les voyageurs qui partent en Inde sur la réalité du système des castes. En lisant ce texte de Gaëlle Fonlupt, vous saurez qui ont les Dalits que vous allez forcément croiser car ils sont 240 millions de victimes.
L'Inde: berceau du bouddhisme, pays de la non-violence, terre de spiritualité et des sanyasis, ces sages nus recouverts de cendres arpentant sans cesse les chemins à la recherche du détachement spirituel…
Autant d'images qui se bousculent dans l'esprit du voyageur qui s'apprête à fouler la terre de ce pays fascinant, de cette société terriblement complexe, aux réalités parfois contradictoires.
Des records de pauvreté
> Celle que l'on désigne parfois comme étant " la plus grande démocratie du monde " et qui parade au 7ème rang des puissances industrielles, ouverte sur une modernisation échevelée, est aussi un pays de plus de 400 millions d'analphabètes , où plus de 600 millions d'individus n'ont pas accès aux soins, où 300 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et où plus de 200 millions de personnes sont privées d'eau potable.
> Ces inégalités sont en outre aggravées par le système des castes , véritable ossature de la société indienne. Sur le milliard d'habitants que compte l'Inde aujourd'hui, près de 25% sont privés des droits humains les plus fondamentaux et subissent un ostracisme, social, économique, politique et culturel systématique. Ce sont les Dalits ou Intouchables qui occupent le bas de la hiérarchie sociale définie par le système des castes et sont considérés comme impurs - donc intouchables - par les gens appartenant aux castes supérieures.
Le système des castes, carcan de la société indienne
> Le système des castes a été créé il y a 3000 ans avec l'arrivée dans le sous-continent indien des Aryens ou Indo-européens , populations à la peau clair venues de Perse et d'Europe centrale, qui ont inventé ce système pour asservir les Dravidiens, premiers habitants de la péninsule indienne à la peau noire. Pour faire accepter leur domination, les Aryens ont fabriqué un fondement mythico-religieux formalisé dans les deux grands poèmes épiques des temps védiques que sont le Mahabarata et le Ramayana. Puis, au deuxième siècle avant JC., les "Lois de Manus" ont renforcé la ségrégation entre Aryens et Dravidiens en instaurant un véritable système d' " Intouchabilité ".
Selon le Vishnu-Purana , la genèse de la société indienne s'explique par le démembrement sacrificiel de l'Homme cosmique, le Virat Purusha, incarnation de Brahma:
" De sa tête naquirent les Brahmanes, intellectuels et prêtres; ses bras devinrent les Kshatriyas, guerriers et princes, de ses cuisses sortirent les Vaishyas, commerçants et artisans et ses pieds furent les Shudras, les serviteurs et agriculteurs." . Les Intouchables, quant à eux, seraient nés de la terre, et considérés de ce fait comme impurs. Ces hors-castes revendiquent désormais le terme de "Dalit" pour se désigner, ce qui signifie "homme brisé".
"Naître et mourir Dalit"
> Ces quatre castes et la catégorie des Dalits sont sub-divisées en 2000 à 3000 sous-castes ou jatis qui correspondent aux activités professionnelles. L'appartenance à une caste est héréditaire : on naît dans une caste et on y meurt. La justification de cette inégalité à la naissance réside dans le karma. Le fait de naître Dalit est la punition infligée pour avoir commis des actes répréhensibles dans une vie antérieure. Le bon déroulement du karma dépend de ce passage par différents états qui a pour but d'amener chacun au plus près de la perfection. Toute tentative de révolte ou de changement de cet état de fait est donc, si ce n'est dangereuse, du moins vaine. Ce carcan que constitue le système des castes est encore rigidifié par le principe d'endogamie selon lequel on ne doit pas se marier en dehors de sa caste.
Qui sont les Dalits ?
Les Dalits sont 240 millions de personnes, divisés en 200 sous-castes avec leur propre hiérarchie. Quelques chiffres permettront de mieux appréhender leurs conditions de vie. 50% des Dalits vivent sous le seuil de pauvreté contre 30 % pour la population totale. En milieu rural, les Dalits vivent dans des villages séparés sans eau courante ni électricité. 30% des Dalits seulement ont l'électricité (5% en milieu rural) contre 60% pour le reste de la population. Leurs maisons sont souvent des "kutcha", habitat fait à base de terre et de bouse de vache. 70% des Dalits sont mal nourris et 60% des enfants dalits travaillent. Enfin, 73% des Dalits sont illettrés contre 46% pour la moyenne nationale.
Des "hommes brisés" victimes de discriminations
> L'intouchabilité dont sont victimes les Dalits se manifeste par des discriminations permanentes. Ils n'ont pas accès aux temples, aux puits, aux écoles des gens de caste; ils doivent ôter leurs chaussures pour marcher dans les rues des villages de caste; dans les restaurants et boutiques de thé, une vaisselle spécifique leur est réservée, qu'ils doivent laver eux-mêmes; dans les bus, ils doivent céder leur place; ils ne doivent pas s'asseoir en présence d'une personne de caste; on leur refuse souvent l'accès à certains commerces et services (laverie, barbier, coiffeur, tailleur, même les médecins refusent parfois de les ausculter). Les objets qu'ils touchent sont considérés comme pollués et les gens de caste ne peuvent recevoir de la nourriture qui a été touchée par un Dalit. Ils ne sont pas autorisés à pénétrer dans les maisons des castes supérieures sauf s'ils y sont domestiques (auquel cas, après leur départ, les propriétaires effectuent une "dépollution rituelle" de la maison en l'aspergeant d'eau bénite) et ils doivent n'avoir aucun contact physique avec les gens de caste.
> Ces discriminations sont également socio- économiques. Les Dalits se voient refuser l'accès à la terre et à l'éducation ou doivent subir ségrégation et humiliations à l'école, ce qui occasionne de nombreux abandons. On leur refuse le droit de commercer, l'accès à des emplois décents. Ils remplissent donc des fonctions dégradantes comme le travail du cuir, les opérations de nettoyage et les postes d'ouvriers agricoles.
> Sur le plan politique, les discriminations sont encore de mise. Les Dalits se voient parfois refuser le droit de voter et de se présenter aux élections.
> A noter également que l'intouchabilité se retrouve dans la minorité musulmane, chrétienne et sikhe . On y observe les traits caractéristiques du système des castes, des groupes hiérarchisés en fonction de leur "pureté " à la naissance, endogames et occupant des fonctions économiques conformes à leur place dans cette organisation sociale.
Humiliés, torturés, violés, tués…
> Les moindres gestes ou paroles des Dalits peuvent devenir prétexte à un déchaînement de violence de la part des gens de caste avec la complicité voire l'aide de la police. Les femmes dalits sont à ce titre particulièrement touchées : violées par des membres de castes supérieures, des propriétaires terriens et par la police, en guise de représailles aux actes de leur mari et afin d'anéantir toute mobilisation des Dalits pour la défense de leurs droits. De nombreuses femmes dalits sont également poussées dès l'enfance dans un système de prostitution ritualisée et cautionnée par la religion hindoue, appelé Devadasi.
> Les atrocités commises à l'encontre des Dalits n'ont de limite que l'imagination des gens de caste, stimulée par le souci de conserver leur domination: coups, doigts, oreilles, nez ou membres coupés, humiliations publiques et parades nus, pendaisons, pillages, incendies des maisons, destructions des propriétés, viols, assassinats, pollution des sources d'eau, etc.
En 2002, 29 488 cas d'atrocités contre les Dalits furent enregistrés par la police, sachant que ce chiffre reste bien inférieur à la réalité étant donné que beaucoup de victimes dalits renoncent à porter plainte par peur des représailles.
Apartheid et esclavage
> Malgré l'abolition de l'intouchabilité par l'article 17 de la Constitution indienne de 1950 et plusieurs dispositions législatives punissant les atrocités commises à l'encontre des "Scheduled castes" et garantissant la protection de leurs droits, les Dalits continuent à souffrir des mêmes discriminations et le nombre d'atrocités recensées ne cesse d'augmenter. Une augmentation due aux représailles excercées suite à la mobilisation croissante des Dalits et à l'inertie de l'administration et de la justice face à ces crimes.
> On commence à voir paraître régulièrement dans la presse indienne des articles relatant les crimes à l'encontre de Dalits, mais l'apartheid dont sont victimes les Dalits est encore abrité par le silence et les non-dits qui entourent la question des castes. Ce système de ségrégation, de domination voire d'esclavage, parce qu'en vigueur en Inde depuis des siècles et profondément ancrée dans les mentalités indiennes, a tôt fait d'être considéré par le touriste comme un folklore voire le ciment essentiel à la cohésion de la société indienne . Cohésion forcée et au détriment d'un quart de la population dont les moindres velléités de revendications de leurs droits sont violemment réprimées. C'est ça aussi l'Inde.
Gaëlle Fonlupt